COVID-19 • Interview
[Corée Affaires 108] Interview exclusive de Jacques Attali : « Il faut inventer une démocratie qui donne le droit de vote aux générations futures »
Propos recueillis par Oriane Lemaire
Corée Affaires est venu à la rencontre de Jacques Attali, célèbre essayiste et Président de la Fondation Positive Planet. Pour l’ancien Conseiller spécial du Président François Mitterrand, la crise de la Covid-19 nous interroge sur la réorganisation du monde économique dans son nouvel ouvrage L’économie de la Vie.
- Dans votre ouvrage, ce que vous appelez « l’économie de la vie » regroupe de très nombreux secteurs qui devraient endosser un rôle plus central dans le monde d’après. Comment la distinguez-vous de l’économie positive qui est au cœur de votre Fondation et comment la développer ?
Sur le rapport entre l’économie de la vie et l’économie positive, je préfèrerais parler tout d’abord de société positive parce que son caractère inhérent est d’être utile aux générations futures. Cela ne se résume pas qu’à l’économie car c’est aussi valable pour la vie personnelle, familiale et politique. Une société positive est une société qui, par nature, va favoriser l’économie de la vie. Cette dernière regroupe les secteurs qui sont les plus naturellement placés pour être utiles aux générations futures, mais qui ont été, par malheur, les moins bien développés et valorisés dans la période qui a précédé la crise actuelle. La crise a d’ailleurs rappelé leur importance : c’est parce que nous n’avons pas pensé aux générations futures que nous nous trouvons désormais en situation de manque. Parmi ces secteurs essentiels, on peut compter la santé, l'hygiène, l'agriculture, la recherche, l'éducation, le digital, les énergies propres, la gestion de l'eau et des déchets, la sécurité, la presse, la démocratie, la culture, … D’autres secteurs permettent le fonctionnement de l’ensemble, tels que la logistique, l’assurance ou encore le crédit.
A l’échelle mondiale, il faudrait que la valorisation de ces domaines soit un critère important de décision, en réorientant massivement le crédit et l’investissement. Par exemple, la décision que l’Europe a prise de lancer un fonds de 750 milliards d’euros, « Next generation EU », devrait aller pleinement en ce sens.
- Dans votre dernière intervention auprès la communauté d’affaires franco-coréenne, vous avez développé le concept de « mercenaire narcissique déloyal ». Comment envisagez-vous l’évolution du rapport de l’individu au travail à l’ère post-Covid ?
Ce concept reflète une réalité antérieure à la crise, où les salariés, moins en Corée que dans d’autres pays d’ailleurs, sont de moins en moins liés à leur entreprise. Ils sont de plus en plus des mercenaires, c’est-à-dire des individus qui n’ont pas d’attachement particulier, et déloyaux parce que le concept de liberté poussé à l’extrême leur donne le droit de changer d’avis et de ne pas respecter ce qui limite la liberté, en particulier les contrats dans le sens large du terme : les contrats sentimentaux, les contrats de travail, les contrats politiques. Narcissiques enfin parce que nous sommes de plus en plus tournés vers nous-mêmes. La société nous pousse à considérer que le « Moi » est le seul but de l’existence, le « Moi » niant l’autre, en particulier les générations futures. La crise a favorisé le travail à distance, qui a aggravé ce phénomène. Désormais, les entreprises doivent recréer du sens afin d’inspirer à nouveau un sentiment d’appartenance, qui passe aussi par un lieu physique.
- La crise du Covid-19 est avant tout une crise de la mondialisation. Est-on préparés à valoriser le circuit court et doit-on favoriser toutes les exportations ?
Les secteurs de l’économie de la vie sont tellement importants que chaque nation devrait s’assurer de cultiver une indépendance à leur égard. Il faut donc développer une souveraineté dans ces domaines économiques. Mais, souveraineté ne signifie pas fermeture : il n’y a rien de pire que la fermeture. Si un Coréen veut boire de l’eau d’Evian par exemple, c’est son choix. On ne devrait pas l’en interdire, mais nous devrions en payer le juste prix en tenant compte des externalités, c’est-à-dire le coût pour la collectivité de l’impact environnemental du transport de l’eau en question. Les solutions qui en découlent sont soit l’interdiction, soit l’établissement d’un prix du carbone réaliste. Ce prix du carbone doit être autour de 100 euros par tonne pour devenir réellement efficace.
- Comment les démocraties devraient-elles se préparer aux pandémies futures tout en conservant leur indépendance ? Quelles leçons tirer du cas coréen notamment ?
La Corée est un cas exemplaire que j’explique dans mon livre en détails, jour par jour. Si nous, en Europe, avions suivi le modèle coréen à partir de décembre, nous aurions évité le confinement et les morts que nous avons subis. Si l’on s’était dotés de tels moyens de tests, de masques, de traçage que nous n’avons pas encore en Europe, en particulier la France, si nous avions fondé ce qu’on appelle en Corée la KCDC, « Korea Center for Disease Control », et s’étions inspirés de la manière dont il a travaillé à partir du 15 décembre, nous aurions minimisé l’ampleur de la crise. Cela renvoie à ce que j’appelle la société positive, c’est-à-dire se préparer aux enjeux du futur. Le grand problème de la démocratie, pour éviter qu’elle n’essuie un échec comme ce fut le cas dans la plupart des crises précédentes, réside en son incapacité à prévoir l’avenir. Elle peut déraper en restant ce qu’elle est, c’est-à-dire une gestion de l’instant et oublieuse de l’avenir, laissant la place aux dictatures qui se prétendront mieux capables d’anticiper le long-terme qu’elles. En réalité, ce n’est pas simple. Il faut inventer une démocratie du long-terme, c’est- à-dire une démocratie qui donne le droit de vote aux générations futures. J’aime l’idée de tirer au sort des citoyens, mais j’aimerais encore mieux tirer au sort des citoyens qui n’existent pas encore, et que l’on tienne un débat pour proposer des solutions, non pas à des citoyens d’aujourd’hui, mais à des citoyens de demain.
- Peut-on concilier une souveraineté européenne avec un monde ouvert et marqué par les difficultés du multilatéralisme face à la rivalité sino-américaine ?
Les Européens peuvent très bien rivaliser avec les Etats-Unis et la Chine. Je montre dans mon livre que ces deux puissances vont décliner et que cette crise en est révélatrice. La Chine va devenir une superpuissance dans certains domaines, mais elle est en déclin démographique et politique, contrairement à ce que l’on peut entendre. Elle a démontré qu’une dictature ne pouvait pas être durablement une superpuissance. Les Etat-Unis, eux, sont en déclin par leur gouvernance et leur incapacité à recréer un modèle collectif. L’Europe a donc l’opportunité de devenir une vraie superpuissance, en attendant que la deuxième partie du XXIe siècle devienne l’ère de l’Afrique. Il ne faut pas oublier que selon les dernières projections, le Nigéria va devenir une des toutes premières puissances démographiques en 2100, devant la Chine et l’Inde. Nous ne l’entendons pas assez et il est bon de le rappeler.